Aux sources du rugby français (Figaro Magazine)
À une heure et demie de route de Toulouse, le village de Castelnau-Magnoac a vu grandir Antoine Dupont, capitaine et star du XV de France. C’est aussi dans cette bourgade qu’il a commencé à pratiquer ce sport au sein du Magnoac FC. Nous sommes allés à la rencontre des dirigeants, entraîneurs et joueurs de ce club du terroir, qui, comme des centaines d’autres de cette région, forme le creuset et la légende de l’ovalie à la française.
Toute la région assiste à cette orgie de ballon ovale où la troisième mi-temps s’étend jusqu’à la cinquième voire la sixième…
Pour Sébastien Bousquet, la Coupe du monde de rugby n’est pas une aussi bonne nouvelle qu’on aurait pu l’imaginer. Ancien joueur de troisième ligne devenu président du Magnoac FC, ce cadre du géant Airbus, âgé de 46 ans, va perdre sa meilleure recette de l’année pour les caisses de son club (200 000 € de budget annuel) à cause de la compétition internationale.
En effet, chaque automne, un dimanche d’octobre (l’an dernier, c’était le 16), le stade Jean-Morère et son club-house se mettent sur leur trente-et-un pour accueillir la Journée des amis du rugby. Une manifestation qui démarre à 11 heures avec le match des anciens, suivi par un apéro, un déjeuner, puis les matchs des équipes I et II avant une animation musicale et un dîner pour finir. Toute la région s’y précipite pour cette orgie de ballon ovale où la fameuse troisième mi-temps pousse les limites pour atteindre la cinquième, voire la sixième…
Cette année, la journée n’aura pas lieu car la star qui fait déplacer les foules n’est pas disponible : Antoine Dupont, l’enfant du pays, disputera la Coupe du monde avec le XV de France. Ici, Antoine, c’est « Toto », natif de Castelnau-Magnoac, qui a grandi dans ce coquet village des Hautes-Pyrénées à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Toulouse.
Le fief d'Antoine Dupont
Au centre du bourg, on ne peut pas échapper au patronyme familial. À deux pas de la collégiale de l’Assomption (XV e siècle), une imposante bâtisse occupe tout le fond de la place : l’Hôtel Dupont, écrit en toutes lettres sur la façade. L’auberge n’appartient plus à la famille du demi de mêlée de l’équipe de France. Elle a été vendue et n’accueille plus les voyageurs de passage. Seul le café du rez-de-chaussée fonctionne encore avec sa terrasse où l’on commente le dernier match en lisant le quotidien local. Autrefois, quand les grands-parents d’Antoine tenaient l’établissement, on venait de loin y déjeuner le dimanche pour se régaler de la spécialité de la maison : le magret en cocotte. Pas de doute, nous sommes en Bigorre où le canard gras fait partie du menu et la table compte beaucoup dans la tradition. Le fameux magret en cocotte est d’ailleurs la vedette du déjeuner de la Journée des amis du rugby. Si la fête tourne autour des Dupont, c’est qu’avec son club d’enfance – il y est resté jusqu’à l’âge de 14 ans avant de poursuivre sa formation à Auch –, Antoine déborde de générosité. Non seulement il honore de sa présence cette manifestation annuelle, mais il amène avec lui des coéquipiers de l’équipe de France dont il est proche. Ainsi, le stade Jean-Morère a-t-il vu passer Grégory Alldritt, Cyril Baille ou Anthony Jelonch, tous titulaires et stars inamovibles du XV de Fabien Galthié. « On ne peut nier que tout ça provoque la jalousie des autres clubs de la région, avoue avec un sourire entendu Sébastien Bousquet. Toto nous apporte un sacré bonus. » Avec les centaines de repas servis, les hectolitres de bière écoulés et les ventes de tee-shirts, casquettes et autres gadgets aux couleurs rouge et blanc du Magnoac FC, le tiroir-caisse finit la journée bien rempli. Dans le club-house, Antoine Dupont n’est pas le seul de la famille à figurer au tableau d’honneur (sur le mur du fond, tout un panneau est dédié à la star avec photos, unes de journaux, maillot bleu frappé du coq et souvenirs en tout genre).
Une famille 100 % rugby
“Antoine m’a dit qu’il voulait passer au football parce qu’il trouvait le rugby trop facile pour lui”
Son frère Clément joue en équipe première et porte haut les couleurs du Magnoac FC. Tantôt demi de mêlée, tantôt à l’ouverture, l’aîné (de deux ans) de Toto est un des stratèges du XV local. Plus longiligne et moins puissant que son cadet, il montre de belles aptitudes balle en main qui l’ont conduit il y a quelques années jusqu’à l’équipe espoir du RC Auch. Pourtant, il n’a jamais franchi le pas du professionnalisme, préférant rejoindre un lycée agricole. Il est aujourd’hui éleveur de porcs noirs de Bigorre, une AOC alimentaire garantissant une viande provenant de la race gasconne et l’élevage des bêtes en plein air selon un cahier des charges précis. Dans l’exploitation, Clément Dupont est associé à son oncle Jean-Luc Galès, entraîneur de l’équipe première du Magnoac FC et passionné de ballon ovale, lui aussi. Il a connu les deux frères tout petits et les a accompagnés quand ils se sont mis au rugby. Le coach se souvient de Clément comme d’un garçon posé et réfléchi tandis qu’Antoine était un hyperactif qui ne tenait pas en place. Une « tête de cochon, dit-il. Un jour, raconte Jean-Luc Galès, Toto est venu me voir pour me dire qu’il voulait abandonner le rugby pour le football. Surpris, je lui demande pourquoi. Il me répond que c’est trop facile pour lui et qu’il traverse le terrain sans que personne ne l’attrape. » Heureusement pour le XV de France, l’oncle bienveillant a réussi à dissuader le neveu insatiable…
La passion de tout un village
Les deux frères Dupont, eux, sont associés dans le Domaine de Barthas, l’ancienne métairie familiale qu’ils ont élégamment rénovée et transformée en un lieu de réunion, de mariage, de séminaire ou de banquet. Avec ses vastes espaces festifs, intérieurs et extérieurs, et 17 chambres confortables, dont une douzaine de plain-pied autour d’une piscine, le domaine s’étend à un jet de pierre du stade Jean-Morère et de ses terrains d’entraînement. Depuis l’un d’eux, on aperçoit même les cochons aux soies noires enfoncer leur groin dans la terre. Les deux frères ont donné une seconde vie à cette métairie où ils ont grandi, tandis que leur mère Marie-Pierre – leur père Jean est mort en janvier dernier – vit dans une maison voisine.
Même si Antoine Dupont figure au panthéon du club, on ne saurait résumer le Magnoac FC à la gloire de l’enfant du pays devenu star planétaire. Car Castelnau-Magnoac parle rugby, mange rugby, boit rugby et dort rugby. Le cœur de cette bourgade de moins de 800 habitants – dans un canton de 3000 âmes – bat au rythme de son club. Et ce n’est pas le moindre des mérites de son président Sébastien Bousquet de lui avoir redonné vie et ambition. Depuis qu’il a pris les rênes, le club est monté en division supérieure chaque année. Le 17 septembre prochain, il entamera la saison 2023-2024 en déplacement à Cazères (Haute-Garonne) pour son premier match en Fédérale 3, c’est-à-dire la sixième division française. L’essor du club est, bien sûr, dû aux joueurs qui ont conquis marche après marche les promotions successives. Mais il doit beaucoup également à l’engouement des bénévoles qui donnent sans compter leurs heures pour le club. Ce n’est pas la moindre des fiertés de Sébastien Bousquet quand il énumère les chiffres du Magnoac FC : une cinquantaine de bénévoles, 350 abonnements, 65 joueurs seniors en équipes I et II, une section féminine – les Petitas – en plein développement. « Nous voulons établir un pôle solide de féminines, dit-il. Avec des équipes de jeunes démarrant au niveau cadettes (15 ans). »
En cette terre bigourdane qui a tant donné au ballon ovale depuis des décennies, on comprend que l’on se trouve ici aux sources du rugby tricolore où ce sport est beaucoup plus qu’un jeu de balle mais un style de vie.
Supplément d'âme
En ce dimanche pluvieux de printemps où les nuages d’averses cachent la majestueuse chaîne des Pyrénées, le temps n’engage pas à sortir. Pourtant, trois à quatre heures avant le coup d’envoi, une escouade de bénévoles arrive au stade. Sous un chapiteau dressé contre le club-house, ils s’affairent à dresser de longues tables flanquées de deux bancs de part et d’autre. Près de la cuisine, on épluche, on découpe, on émince. Au bar, on roule les fûts de bière, on prépare des centaines de gobelets. L’ardeur et la bonne humeur que chacun apporte à la tâche résument tout le bonheur et l’engagement de la commune pour ce club.
En cette terre bigourdane qui a tant donné au ballon ovale depuis des décennies, on comprend que l’on se trouve ici aux sources du rugby tricolore où ce sport est beaucoup plus qu’un jeu de balle mais un style de vie, une communauté où chacun, sportif, dirigeant, bénévole apporte un supplément d’âme. Si Antoine Dupont revient souvent à son port d’attache et si ses copains de l’équipe de France l’y accompagnent si volontiers, c’est parce que lui comme ses coéquipier ont grandi dans cette ovalie rurale gasconne ou bigourdane fraternelle et conviviale. Lorsque les gradins se remplissent, le folklore local s’installe. Il faut avoir vu les papys du cru, la trogne rougie, le béret vissé sur la tête, s’enthousiasmer pour une passe acrobatique, un débordement sur l’aile ou un plaquage retentissant. Il faut les entendre grogner contre un arbitre qui a sifflé un en-avant imaginaire ou un hors-jeu tout aussi fictif (sauf s’il s’agit de l’adversaire…). Il faut les écouter à la mi-temps, accoudés à la buvette installée sous la tribune, jugeant de la méforme d’un des joueurs de Magnoac ou déplorant les conditions météo qui empêchent les acteurs de développer un jeu attrayant.
Mais, comme souvent dans ce Sud-Ouest débordant d’amitié et de camaraderie, c’est la troisième mi-temps qui couronne la journée au stade. Là, serrés contre le bar, où les demis de bière sont tirés à la chaîne, supporters et joueurs réunis se chambrent, galèjent et baratinent avec cet accent aussi rocailleux qu’un torrent pyrénéen.
Ambiance inimitable
L’équipe visiteuse est encore là avec ses dirigeants, les arbitres aussi, et tout le monde communie dans cette ambiance inimitable que seul ce sport peut engendrer. Les baies vitrées du club-house s’embuent, les regards aussi : il fait déjà nuit, personne n’a envie de retourner chez soi. C’est tout juste si l’on se souvient du résultat du match, devenu prétexte à ces agapes et libations dominicales. Professionnalisme oblige, la troisième mi-temps a quasi disparu du rugby d’élite où diététiciens et entraîneurs imposent la sobriété à leurs équipes condamnées à l’abstinence. Chez les amateurs, en revanche, comme c’est le cas au Magnoac FC, on a toujours le sentiment qu’on joue deux mi-temps pour justifier les excès de la troisième, comme le symbole d’un rugby éternel où la fête est toujours de la partie. Lorsque les fûts de bière ont été sérieusement entamés et que quelques rasades d’armagnac (le mot modération est rarement prononcé au club-house) ont circulé, l’instant suprême du caractère pyrénéen commence. On chante. Et dans ces contrées, on chante merveilleusement bien. Il ne s’agit pas des chansons paillardes qui retentissent dans les cars lors d’interminables déplacements vers un terrain adverse. En français, en occitan, des voix claires à la tessiture délicate vous font vibrer de l’intérieur. Tous, des plus âgés aux plus jeunes, connaissent ces répertoires appris depuis l’école (communale ou de rugby) et les reprennent en chœur à gorge déployée. Si la Coupe du monde était décernée à la fin de la troisième mi-temps, le Magnoac FC ne serait pas loin du trophée.
Jean-Marc Gonin
Chez les amateurs, comme c’est le cas au Magnoac FC, on a toujours le sentiment qu’on joue deux mi-temps pour justifier les excès de la troisième